
Un double processus
Mais à mettre l’accent uniquement sur le caractère destructeur du temps, ne le réduit-on pas à l’un de ses aspects seulement ? Car il ne faut pas oublier que le temps, c’est aussi la vie, et que rien ne se fait sans lui. Le temps gouverne en effet les processus de genèse, de croissance et de maturation. Il est également l’élément du développement de l’histoire humaine, puisque c’est sous l’horizon du temps que des progrès historiques peuvent s’accomplir, tout en apportant à l’esprit parvenu au point de maturité la sagesse et la sérénité dans la conduite de la vie. Autant de facettes positives qui montrent qu’on aborderait le temps de manière unilatérale en le réduisant à son aspect défaisant. Quelle est alors la nature propre du temps ? Qu’est-ce qui le constitue au plus intime exactement ? Est-ce sa puissance destructrice ou bien son pouvoir créateur ?
Le caractère destructeur du temps
Héraclite et le mobilisme universel
Héraclite reprit la question posée par les Milésiens. On ne sait presque rien de cet homme qui vécut à Éphèse, une cité voisine de Milet. Il a peut-être écrit lui-même un livre (à moins qu’il n’ait été composé par des élèves pour garder la mémoire des paroles du maître), sans doute un papyrus qui avait la forme d’un rouleau [4], mais ce livre dont nous ne savons pas avec certitude le titre a été perdu [5]. Les auteurs anciens en ont cependant conservé plus d’une centaine de fragments, de brèves sentences, le plus souvent énigmatiques, d’où le surnom d’« Obscur » [6] qu’on donna à Héraclite.
![]() Abraham Janssens van Nuyssen, Héraclite, v. 1609, huile sur toile, 64,1 x 50,8 cm, collection privée. |
Deux célèbres fragments d’Héraclite mettent en avant ce devenir permanent auquel est soumis l’Univers : « Tout s’écoule » ; « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve » [7]. Ces paroles résument ce qu’on a appelé le mobilisme héraclitéen : tout est en mouvement, tout se meut à la manière d’un fleuve, et on n’entre jamais deux fois dans le même fleuve car, lorsqu’on y retourne, l’eau de naguère étant déjà loin, c’est une autre eau, un autre fleuve.
Dans un autre fragment, Héraclite compare le temps à un enfant joueur : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant » [8]. Comment comprendre cette mystérieuse déclaration ?
Les Grecs du VIe siècle avant notre ère avaient pour habitude de jouer à un jeu, celui de la petteia (πεττεία, en grec ancien) ou jeu des « jetons » (pessoi/πεσσoί) [9], un jeu de stratégie s’apparentant au jeu de dames. Les pions se déplaçaient sur cinq lignes horizontales et cinq lignes verticales, soit vingt-cinq points d’intersection. Chaque joueur avait cinq pions d’une couleur différente, généralement noire et blanche, et l’objectif était de bloquer le pion de l’adversaire entre deux pions à soi.
Héraclite avait-il à l’esprit ce jeu lorsqu’il présente le temps comme un joueur ? C’est l’hypothèse qu’avancent d’éminents commentateurs d’Héraclite [10]. Dans la petteia, les pions forment en effet un étau qui se resserre. Or, c’est justement l’effet du temps sur l’être humain : l’espace de liberté de l’homme qui va vers la mort se resserre comme celui du joueur qui pressent l’échec. Progressivement, la vieillesse, la maladie et tous les effets négatifs du temps immobilisent l’homme, immobilité qui signifie pour lui la mort. Car le jeu des jetons est une sorte de jeu de guerre qui se termine par la défaite de l’adversaire. Peu à peu, le joueur perd ses pions et un renversement de situation s’opère qui s’avère fatal.
![]() Exékias, Achille et Ajax jouant, 540-530 av. J.-C, amphore attique à figures noires, provenance Vulci, hauteur 61 cm, Musée grégorien étrusque, Vatican. |
À cet enfant joueur qu’est le temps, Héraclite accorde enfin la royauté, c’est-à-dire le pouvoir suprême. Pour quelle raison ? Parce que le temps est tout-puissant, comme un roi, et le roi est toujours le plus fort. Devant la puissance royale du temps, marqués qu’ils sont d’une faiblesse et d’une impuissance absolues, les hommes ne peuvent en effet que s’incliner.
Un enfant joueur détenteur d’une toute-puissance fatale, voilà donc comment Héraclite d’Éphèse se représentait le temps.
L’entropie et la dimension tragique du temps
Comme l’explique Jacques Monod, « le deuxième principe prévoit la dégradation inéluctable de l’énergie au sein d’un système isolé, tel que l’univers. L’"entropie" est la quantité thermodynamique qui mesure le niveau de dégradation de l’énergie d’un système. Selon le deuxième principe par conséquent, tout phénomène, quel qu’il soit, s’accompagne nécessairement d’un accroissement d’entropie au sein du système où il se déroule » [13]. Selon la physique moderne, l’univers entier est ainsi dirigé par une loi de fer qui pointe vers la dégradation irréversible et l’anéantissement.
La puissance du temps est donc tragique non seulement parce qu’elle rejette tout ce qui est dans le néant, mais également parce que les êtres humains doivent lui être soumis comme des éléments parmi d’autres de la nature. D’où la comparaison que fait le poète et philosophe allemand Friedrich Hölderlin entre les hommes qui meurent et l’eau qui tombe, projetée de rocher en rocher :
« Mais à nous il échoit
De ne pouvoir reposer nulle part.
Les hommes de douleur
Chancellent, tombent
Aveuglément d’une heure
À une autre heure,
Comme l’eau de rocher
En rocher rejetée
Par les années dans le gouffre incertain ». [14]
Cherchant en vain à retenir le temps – et à se retenir – mais subissant sans jamais pouvoir l’arrêter son écoulement, les hommes sont jetés en avant d’eux-mêmes, forcés à aller d’un pas obligatoire vers un avenir inconnu, vers l’« incertain », pour finir par tomber, sans jamais pouvoir l’éviter, dans le « gouffre » de la mort. Sombre métaphore qui donne à penser dans un langage poétique ce qu’a de dramatique la vie des êtres humains, le cours du temps les entraînant inexorablement vers leur destin.
![]() Alberto Giacometti, L’homme qui marche I, 1960,
sculpture en bronze, 183 x 25,5 x 95 cm, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence. |
Le temps comme source d’altération et de corruption
Bien qu’Aristote ne nie pas l’existence de la génération dans le temps, attestée par l’apparition continuelle d’êtres nouveaux, il affirme cependant le primat de la corruption, avançant que si le temps est insuffisant pour apprendre, il est en revanche parfaitement suffisant pour oublier. C’est dans le deuxième passage de la Physique où il souligne l’aspect destructeur du temps qu’Aristote précise les raisons qui le conduisent à soutenir cette thèse de la primauté de la corruption sur la génération au sein du temps. Examinons attentivement ce second passage.
Si le temps est cause de génération, c’est seulement « par accident ». Pour saisir le sens de cette affirmation, on peut ramener le raisonnement d’Aristote à trois propositions : a) ne faisant pas exister les êtres par lui-même, le temps n’est pas le principe de leur engendrement ; b) or, sans temps, il est impossible qu’un être quelconque vienne à l’existence, puisque tout ce qui est engendré l’est dans le temps, de sorte que si le temps n’est pas le principe de l’engendrement, il en est par contre la condition ; c) c’est donc « par accident » que le temps est cause de génération, puisqu’il ne produit pas par lui-même l’engendrement mais le rend seulement possible.
On comprend dès lors pourquoi Aristote estime que le temps est cause de destruction plutôt que de génération, car si le temps est cause « par accident » de l’engendrement, il est en revanche dans l’essence même du temps de produire la destruction. Il suffit en effet de laisser faire le temps, c’est-à-dire d’attendre assez longtemps, pour que les êtres comme les choses soient anéantis.
Cette conception du temps étant relativement courante chez les Grecs [17], Aristote fait appel au sens commun pour valider son jugement, en mentionnant « l’habitude » que nous avons de penser le temps comme essentiellement défaisant, opinion dont il a démontré le bien-fondé en fournissant, sinon une preuve, du moins une raison de ce que le temps est plutôt cause de destruction.
La force créatrice du temps
Vers une réhabilitation philosophique du temps
On peut ainsi se démarquer de la tradition aristotélicienne et présenter le temps sous un jour meilleur en mettant l’accent sur sa dimension positive. C’est ce qu’entreprennent deux auteurs dont la philosophie oriente la compréhension du temps dans un sens nouveau et lui assure une authentique réhabilitation : Georg Hegel et Henri Bergson.
Hegel et le progrès historique
Grâce au souvenir, à la parole et à l’écriture, l’homme peut en effet résister au travail négatif du temps en préservant le passé de l’oubli. Cette conservation du passé permet de dépasser le temps absurde de la nature fait d’une succession indéfinie d’instants et de créer un autre temps, celui de l’histoire, où la succession des événements possède une signification. Loin d’avoir pour but de cultiver une mémoire nostalgique du passé, ce travail de remémoration est ouverture vers l’avenir car, s’il préserve les événements de la négativité corrosive du temps en retenant le passé et en lui donnant un sens, c’est pour rendre possible un progrès temporel. En comprenant le sens de sa propre histoire, l’homme peut en effet agir pour la transformer. La force de la mémoire et du langage n’est donc pas seulement nécessaire à la conservation du passé, elle réside également dans sa capacité à créer l’avenir afin que s’y accomplisse un progrès. À travers le récit, ce « gardien du temps » [18] où langage et mémoire s’entrelacent, l’homme ne neutralise certes pas la négativité du temps, mais il s’en libère en faisant du devenir une trame dans laquelle il peut tisser son histoire. Conservant une attitude créatrice devant le temps, il lui est alors possible de se réconcilier avec sa puissance en la transformant en une condition du progrès historique.
![]() Mnémosyne, v. -25 av. J.-C - 100 ap. J.-C.,
château de Compiègne (photo Michel Chretinat, 2010). |
Le temps comme puissance de création continue
L’évolution du vivant révèle ainsi la force créatrice du temps qui, loin de ressembler à un enfant joueur dont la toute-puissance serait fatale, s’apparente plutôt chez Bergson à un artiste s’exprimant sans cesse de façon inédite et créative.
Temps et destin
La mort, une objection au sens de la vie...
![]() Francisco de Goya, Saturne dévorant un de ses fils, 1819-1823, huile sur toile, 146 x 83 cm, Musée du Prado, Madrid (détail). |
On peut craindre que ce rappel à l’homme de la précarité de son existence n’assombrisse sa vie et le rende solitaire et morose. Anéantissant inévitablement la vie, la mort semble en effet ôter à notre présence dans le monde sa signification profonde. Car on constate que cette destruction peut opérer à tout moment. Planant comme une menace permanente, la mort n’est pas un lointain futur ; à chaque minute elle peut plonger dans le néant notre vie et, avec elle, tout ce que nous avons entrepris. Notre action dans le monde semble alors frappée d’inutilité. À quoi bon tenter de réaliser ce qui peut être défait à tout instant ?
C’est cette inutilité des efforts humains que rappelle l’Ecclésiaste [25] dans La Bible : « Vanité des vanités [26], tout est vanité [27]. [...] On ne se souvient pas des premiers hommes ; et ceux qui viendront dans la suite ne laisseront pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard. [...] J’ai vu toutes les œuvres qui se sont faites sous le soleil. Et voici, tout est vanité et poursuite du vent » [28]. La mort semble ainsi abolir le sens de la vie et nous condamner à la mélancolie. Mais, à bien y réfléchir, la conscience du fait que nous soyons mortels n’est-elle pas un précieux stimulant ?
... ou une invitation à l’action ?
La première est la conduite de l’homme dont la doctrine est celle de l’hédonisme [30] pur, c’est-à-dire de la recherche systématique du plaisir. Cette doctrine d’Aristippe de Cyrène [31] – contemporain de Socrate – représente une attitude typique et commune, celle d’Horace et de son Carpe diem (« Cueille le jour ») [32] ; celle de Ronsard dont la métaphore finale de l’un de ses célèbres sonnets invite aussi à profiter de l’instant présent : « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » [33] ; celle également de Jean-François Rameau, l’un des deux personnages du dialogue écrit par Denis Diderot Le neveu de Rameau qui, se moquant de toute morale, fait l’éloge de la jouissance et du plaisir débridé en déclarant : « Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes ; se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n’est que vanité » [34]. Le plaisir faisant le bonheur de la vie, celle-ci doit lui être consacrée et, comme la vie est courte, il faut se hâter d’en jouir. Tel est le raisonnement sur lequel s’appuie l’hédoniste pour mener son existence. Or, condamnant sans réserves cette manière de vivre se réduisant à la sensualité, Kierkegaard la juge lâche parce qu’elle fuit la pensée de la mort et méprisable car elle ravale l’homme à l’animalité en limitant la vie humaine à la simple satisfaction des besoins vitaux.
À ses yeux, l’homme plus profond chez qui est présente l’idée de la mort s’élève déjà à une forme de vie supérieure, mais s’il n’en tire que la conscience malheureuse de son impuissance devant le fait de devoir mourir et si, accablé par cette idée, il se rend incapable de toute réaction positive, son attitude, bien que moins superficielle que celle qui consiste à s’étourdir dans les plaisirs charnels, est tout aussi inconséquente car elle conduit par son pessimisme à désespérer de la vie et à refuser le combat pour la mener.
Reste alors une dernière attitude, celle de « l’homme animé de sérieux » [35] pour qui la pensée de la mort, loin d’entraîner le découragement, est une source d’énergie à nulle autre pareille car elle lui fait prendre conscience qu’il faut faire tendre toute son énergie vers un but bien défini et qu’il n’y a pas de temps à perdre, que chaque moment compte, aussi court soit-il, pour tâcher de l’accomplir. Grâce à cette stimulation de l’urgence, il « travaille de toutes ses forces à plein rendement » [36], ayant compris que l’idée de la mort représente une invitation à l’action et non l’occasion de désespérer et de se laisser aller à la passivité.
![]() Albrecht Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, 1513, gravure sur cuivre, 24,6 x 18,8 cm, Musée des Offices, Florence. |
La sagesse tragique
Résister au temps, voilà donc ce à quoi l’homme s’est toujours efforcé pour ne pas sombrer dans un pessimisme radical. Cette lutte a engendré en lui un ressentiment contre le temps qui a conduit les grands systèmes de pensée religieux et métaphysiques à déprécier tout ce qui est éphémère et à n’accorder de valeur qu’à ce qui demeure. Or cette attitude vis-à-vis du temps est équivoque car, si elle exprime le refus de se résigner, elle apparaît également comme une attitude de fuite et d’irresponsabilité puisqu’en cherchant à esquiver, à amortir ou à abolir la puissance du temps, on oublie sa condition d’être mortel et on refoule la crainte de la mort au lieu de l’assumer dans le courage. Ne doit-on pas alors vivre notre rapport au temps autrement ? Accepter notre condition et en dérouler la logique jusqu’au fond, en admettant que, face au temps, on est sans possibilité de soustraction ou d’exception ? En ne se masquant pas ce qu’il y a d’effrayant et de dérisoire dans la condition humaine mais en assumant notre destin et en regardant les choses sans illusion ?
On peut en effet considérer comme illusoires toutes les suppositions prétendant évacuer la négativité du temps, non parce qu’elles seraient fausses (on ne peut pas démontrer que Dieu n’existe pas ou que l’âme ne survive pas indéfiniment), mais parce qu’en dissimulant le néant auquel tout est voué et l’impuissance fondamentale de l’être humain face au passage du temps, à l’oubli et à la mort, elles escamotent la réalité et font ainsi fonction d’illusion. Mais quel avantage trouvera-t-on à vivre sans œillères ? À vivre en mortel ?
Vivre en admettant que nous ne disposons que d’une part de temps limitée et que l’anéantissement est notre destin comme celui de tout ce qui est, c’est vivre en vérité et dans la responsabilité, sinon on vit dans la fausseté et l’irresponsabilité en se masquant ce qui nous attend et en refusant d’assumer la brièveté de la vie. Vivre de cette manière permet également de vivre sereinement et aussi joyeusement que possible, car à se faire l’ennemi du temps, on se condamne à le subir comme une puissance adverse, ce qui peut susciter des sentiments négatifs comme la haine envers lui ou la tristesse d’avoir à vivre en lui, alors que consentir au temps permet de moins en pâtir puisqu’en se laissant aller avec lui d’un même pas, on peut en faire un complice et en éprouver la puissance créatrice.
Si donc l’on se place dans l’hypothèse que rien ne peut nous sauver du temps qui passe, il ne nous reste plus qu’à surmonter courageusement la crainte de la mort, sans chercher à la refouler et sans avoir besoin pour y faire face de déprécier la vie mais en accordant au contraire la plus haute valeur à ce qui périt. Sachant que le néant est notre étoffe même et que l’on vit pour rien, il nous faut vivre comme le héros qui, devant le défi de la mort, refuse – pour rien – de se laisser abattre.
Si cette attitude est aussi une lutte, ce n’est pas pour s’arracher au temps. Son combat a un autre objet. Prenant le parti du temps, elle ne vise pas à l’affronter en face-à-face mais à l’organiser activement pour ne pas le subir passivement. À l’employer en lui donnant un sens par l’art, l’amour, la connaissance ou la moralité ; en le soumettant à une idée ou à un idéal comme celui de la beauté, de la liberté ou de la justice ; bref à vivre notre temps de vie non pas en le laissant passer ou en l’occupant à des activités futiles, comme jouer aux cartes ou fumer tranquillement, mais en l’employant aussi intensément que possible. Une telle attitude conduit à se tourner vers une autre sagesse que celle léguée par la religion et la métaphysique. Une sagesse tragique qui, loin de chercher un remède à l’angoisse, loin aussi de nourrir une hostilité à l’égard du devenir et de rabaisser tout ce qui est passager, porte au plus haut degré ce qui fait la valeur de la vie et invite à trouver la grande passion qui donne la force de vivre dans le temps et d’affronter un destin écrasant.
![]() Marc Chagall, Le temps n’a point de rives, 1930-1939, huile sur toile, 100 x 81,3 cm, collection Ida Chagall, Paris. |
Vivre en homme
Si l’on ne doit donc pas s’en tenir à la destruction pour penser l’essence du temps, il n’en reste pas moins que c’est aussi l’effet qu’il produit. Or, quelle attitude devons-nous adopter face à cette puissance défaisante du temps ? Rendre les armes et se laisser abattre ? Ce serait faire preuve de lâcheté et se condamner à la mélancolie. Se rebeller et résister ? Ce serait manquer de lucidité en oubliant que le temps se rit des efforts qu’on peut déployer pour le dominer car il sait qu’à la fin c’est lui qui aura le dernier mot. Que sont en effet les durées individuelles ou celles des sociétés humaines relativement aux durées cosmiques ? La raison nous le dit : qu’un instant dont il ne restera bientôt plus rien dans la durée infinie du temps.
Puisqu’on ne doit donc pas se dissimuler qu’à la longue tout ce qui est finira par disparaître, il ne nous reste plus qu’à vivre en homme, c’est-à-dire à vivre sous l’horizon du néant et à assumer notre destin. Vivre ainsi, c’est vivre en vérité et dans la responsabilité, en faisant face non pas au temps, mais au néant, car ce n’est pas pour lutter contre le temps que l’on doit s’armer de courage, c’est pour affronter le destin inexorable qui pèse sur nous comme sur tout ce qui est. Mais que faire de notre temps de vie ? À quoi l’occuper pour bien l’employer ?
Bien que nous ne soyons pas libres de remplir les heures comme il nous plaît parce qu’il y a des nécessités au-delà desquelles nous ne saurions nous projeter [37], nous pouvons tâcher d’user au mieux de notre puissance de liberté pour choisir une existence qui porte notre marque et ne pas laisser les circonstances décider de notre sort. Or, pour que la vie que nous menions réponde à une nécessité intérieure et ne se conforme pas seulement à une règle extérieure, il s’agit d’œuvrer passionnément, non pour survivre dans la mémoire collective, mais parce que cela donne la force de vivre dans le temps et permet de prendre en main son destin comme un destin personnel. La sagesse tragique invite à cette manière de vivre. Conscient d’être venu au monde pour y mourir mais néanmoins capable d’éviter le pessimisme qui conduit à la négation de la vie, le sage tragique est résolu à vivre le laps de temps dont il dispose en déployant le maximum d’énergie pour réaliser son destin propre, celui de son œuvre.
sans l’autorisation de l’auteur.